Sébastien Rouland : On joue pour les murs dans une salle vide

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Sébastien Rouland : On joue pour les murs dans une salle vide. Sébastien Rouland est directeur musical de l’Opéra de Sarrebruck, en Allemagne. Outre-Rhin, les conditions de travail sont différentes. L’opéra est un art populaire. Mais, comme en France, la pandémie de Covid empêche les musiciens de travailler normalement et d’accueillir les publics. Faut-il sacrifier la culture ? La culture, dont l’opéra, ne contribue-t ’elle pas à la santé ? Venu passer quelques jours, chez lui, dans la campagne, près de Châteaubriant, à l’occasion des vacances de février, nous lui laissons la parole.

Moi, je fais partie des chanceux parce que peu de gens vivent dans ce métier en ce moment, j’ai la chance d’avoir un salaire. Je suis salarié puisque j’ai un poste en Allemagne (à Sarrebruck_NDLR). Je me sens très solidaire de tous mes collègues qui sont dans une situation dramatique. La situation actuelle…moi, je travaille, presque plus que d’habitude parce qu’évidemment, depuis le début de cette pandémie, on en est à notre 7ème ou 8ème mouture de la saison pour essayer de produire quelque chose. On a changé toute la saison, évidemment, qui était prévue au départ, pour faire d’autres pièces plus faciles à jouer en petit effectif, etc. Mais là, on ne joue plus, le théâtre est à l’arrêt.

On joue pour les murs dans une salle vide

Pour ma part, je reviens d’une production à Hambourg où on a répété huit semaines Manon de Massenet et on l’a fait, la première en livestream. Voilà. Et on a joué pour les murs dans une salle vide. Donc il n’y a pas de public. C’est terrifiant.

On a travaillé dans des conditions très difficiles, un orchestre réduit donc une nouvelle orchestration commandée à l’avance. J’avais les chœurs dans le dos à 30 mètres dans les loges du public. Pas de contact visuel, donc. J’étais tellement concentré sur ce que j’avais à faire. Pour moi, c’était moins difficile que pour les pauvres chanteurs qui devaient jouer et chanter devant une salle vide. Là, c’est beaucoup plus compliqué. Ils ont bien du mérite.

En ce qui concerne Sarrebruck, le dernier spectacle qu’on a fait devant une audience de 150 personnes, c’était fin novembre. Depuis, il n’y a eu aucun spectacle qui s’est joué. On a continué à répéter les nouvelles productions qu’on voulait mettre sur scène, mais vu la situation, on a décidé d’arrêter de faire de nouvelles productions. Donc là, on a acté que jusqu’à la fin de la saison, on allait jouer, “essayer de jouer” si c’est possible les spectacles qu’on avait déjà montés et puis on a reporté tout ce qu’on a pu reporter. Là, on a des productions pour les trois prochaines saisons, avec toutes les annulations et les reports.

On devait commencer une nouvelle production du Ring (de Wagner) cette saison. Le premier jour du confinement, d’ailleurs, du premier confinement. J’étais dans la fosse avec mes 80 musiciens, les bras en l’air pour la première scène, orchestre, décors installés et tout le monde prêt. Il y a quelqu’un qui a déboulé dans la salle qui a dit : “tout le monde sort”. C’était le 14 mars et depuis, on n’a pas pu rejouer une seule fois dans la fosse, dans une formation normale. On est cantonné à un nombre maximum de 20 personnes dans la fosse. Les chœurs sont désormais à distance, dans la salle de chœur avec des micros. Eux, ils ont des écrans pour me voir.

À Zurich, ils ont mis l’orchestre dans la salle d’orchestre, à 6 kilomètres du théâtre et avec un système audio high-tech, ils ont joué en formation normale, mais hors les murs. Ils ont produit une production où l’orchestre jouait à 6 km et les chanteurs chantaient sur scène. C’est terrifiant, on s’adapte. Mais le problème, c’est que les gens s’habituent à ça. Et il y en a plein qui disent “finalement, ça ne sonne pas si mal le Trouvère de Verdi avec 22 musiciens”. Oui. Et puis le Live Stream, c’est une bonne solution, finalement.

Donc, je pense que l’on est en train de se tirer une balle dans le pied et qu’il va falloir arrêter cette espèce de compromis.

C’est comme quand on dit qu’on s’en sortira très bien en réduisant de moitié le nombre de fonctionnaires, qu’en délocalisant les usines de textile, on achètera le tee shirt à 4 euros acheté à 5 euros. C’est toujours pareil. On peut toujours faire de la surenchère dans le moins disant. Est-ce que c’est souhaitable ? Je ne pense pas pour toutes les raisons sociales, artistiques, politiques. Voilà ! Est-ce qu’on va demander à un pilote de Formule 1 de se mettre à rouler en 2CV parce que ça consomme moins que sa voiture de course ? Et puis, une œuvre, c’est une œuvre, elle est conçue pour un certain nombre de musiciens, dans certaines conditions. Et voilà là, on doit faire des compromis parce que c’est ça ou mourir.

C’est le bien être par habitant qui devrait être calculé

Oui, on peut dire oui, mais surtout pour les pauvres musiciens qui veulent rester chez eux. J’ai 85 musiciens au chômage technique. Il y en a 22 qui tournent sur les 85. Donc, il y a des gens que je n’ai pas vu depuis le mois de mars dernier (2020_NDLR). Et encore, eux aussi font partie des chanceux parce qu’ils sont salariés. Donc ils sont protégés, en chômage partiel, mais les gens touchent la quasi-intégralité de leur salaire. Mais moi, je connais des gens qui n’ont pas de poste fixe, qui sont là, en Angleterre, aux États-Unis.

Et en France, il y a des gens qui ont d’ores et déjà raccroché l’instrument et ils sont livreurs pour les plateformes de pizzas. Voilà, c’est ça la réalité. Ce qui me révolte, c’est que nos politiciens font une politique comptable. Ils nous expliquent qu’on ne peut pas avoir un théâtre avec du public et en même temps, ils laissent les églises ouvertes. Comment voulez-vous qu’on comprenne ça ? Moi, j’ai entendu des gens très sérieux dire “finalement, ça ne sort pas si mal. L’économie française tourne à 85%. C’est tout à fait acceptable. “

Les 15 % qui restent c’est nous. C’est les inutiles, les non essentiels comme ils nous appellent. Et en fait, on est une variable d’ajustement. On peut être sacrifié puisque ce qu’on fait n’est pas essentiel à l’économie.

Il n’y a aucune logique dans les choix qui sont faits, dans la justification, comme tout le monde le sait. Mais voilà, il y a eu une étude allemande qui vient de sortir, qui explique que les théâtres sont des lieux où on se contamine le moins. On a des règles sanitaires extrêmement drastiques. Un rang sur deux vide, un siège, un sas. Voilà les gens qui arrivent avec un masque et qui restent assis, tranquilles, sans parler, sans bouger pendant deux heures et demie ne contaminent personne. Surtout si le voisin a un masque et qu’il est placé à un mètre cinquante d’un côté, et un rang vide en face et un rang vide derrière. On ne peut pas justifier une situation comme ça. Les gens n’en peuvent plus. Voilà. Mais bon, on se passe de tout dans la vie.

Malheureusement, on voit les étudiants qui commencent à dormir dans la rue, qui font des dépressions en masse. On commence à se rendre compte que l’activité intellectuelle et la culture, ce n’est pas seulement une activité économique, mais c’est une activité essentielle pour le bien être. C’est le bien être par habitant qui devrait être calculé, pas le produit intérieur brut.

Cela vous met en Colère ?

Non, j’ai passé le stade, je suis dans la survie, je me concentre. J’essaye au maximum de me battre pour conserver notre activité. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment les élites ont pu nous abandonner comme ça. Elles sont censées avoir un socle, un socle intellectuel, une culture. Ils le savent que de lire, d’apprendre et d’entendre de la musique, d’aller au cinéma, ce n’est pas seulement une activité économique, mais c’est une activité essentielle.

Est-ce que le but de l’existence, c’est la survie ou c’est la vie ? Là, on se pousse dans une situation de survie. On nous autorise à aller travailler pour faire tourner l’économie et après, il faut rentrer chez soi. C’est de la courte vue. Tout le monde sait que les conséquences à long terme vont être dramatiques et bien plus dramatiques que la situation sanitaire actuelle.

Je suis frontalier, moi, je connais toutes les subtilités de cette vie sous Covid parce que là, pour les frontaliers, ils ont renforcé les contrôles. Nous, on est resté côté français, mais on est à 6 km de la frontière.

Cette espèce de façon qu’ont les oppositions politiques de nous expliquer qu’ils feraient mieux à la place de ceux qui sont en place. Ça marche dans le cadre d’une alternance politique, mais pour la gestion d’une pandémie, tout le monde fait ce qu’il peut.

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La culture, la variable d’ajustement de cette politique

Il y a un choix de départ qui a été fait et qui doit être assumé. Moi, je ne comprends pas. C’est un choix qui a été fait, donc ce n’est pas la peine de discuter. C’est que toute mort est inacceptable. Voilà, donc à partir de ce moment-là, on met tout en œuvre pour éviter que les gens meurent. Et il n’y a pas 36 solutions. Et les gens ? Voilà. Là, ils sont à la gestion et à la gestion la semaine. Faut arrêter de dire qu’on peut faire des plans sur la comète. On n’y comprend rien.

Et les grands pontes de la médecine qui ont pignon sur rue dans tous les médias. Y’en a pas un qui est d’accord avec le voisin, donc personne ne sait rien. Donc voilà, on subit et on s’adapte. On essaie de faire des compromis les moins brutaux possibles. Moi, ce qui me désole, c’est que ce soit la culture qui est la variable d’ajustement de cette politique de gestion de la pandémie, c’est tout.

La musique classique est la grande perdante ?

Elle l’est. Elle l’est à double titre. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, le public de la musique classique, c’est les 60+. C’est un drame. Je trouve que l’on ne fait pas assez de choses pour essayer de conquérir un nouveau public. C’est un autre sujet, mais c’est évident que le public 60+ c’est le public cible du Covid. Et ces gens vivent dans la peur constante, dans un climat anxiogène, et ils vont mettre du temps à surmonter, à revenir. Ça va nous prendre des années. Voilà, c’est ça qui est terrifiant. C’est vraiment un très grand problème. On avait déjà du mal à remplir les salles avant, mais là, c’est noir, c’est une situation vraiment, vraiment noire.

Moi, je suis un optimiste de base

Et surtout, je lis et je me renseigne. Toutes les pandémies qu’on connaît, il y en a à peu près cinq par siècle. Elles s’éteignent au bout d’un an et demi ou deux ans. On a eu ça avec la dernière pandémie de grippe de Hong Kong en 68. En 71, elle a disparu comme elle est arrivée. La grippe espagnole ?  Exactement pareil. Et là, j’ai lu un article dernièrement, qui vient d’Allemagne, assez bien renseigné, qui nous explique aussi que le Covid est en train de s’effondrer et qui pense très sérieusement que d’ici l’été, il aura disparu de lui-même. Vous n’arriverez pas à me convaincre que les politiques ont été mises en place, ont freiné de quelque manière que ce soit la pandémie actuelle.

Il n’y a qu’à voir les pays qui ont fait des politiques différentes comme la Suède, etc, qui n’ont pas confiné, qui ont juste fait des recommandations sur le masque. Ils ont des chiffres à peu près similaires aux nôtres. Les Allemands, qui ont tout de suite réagi, ont été extrêmement…au début ils avaient moins de cas que nous, maintenant ils en ont plus que nous.

On nous a fait du France bashing. On s’est moqué de nos politiques en disant qu’on était nuls dans la politique de vaccination. Nous citons l’Allemagne tous les jours, on les a dépassés, vacciné plus de gens que les Allemands maintenant. Donc voilà, tout ça, c’est de la politique au doigt mouillé. Tout le monde fait ce qu’il peut.

C’est très simple de blâmer toujours les politiques et les décisions qui sont prises. Moi, je les trouve timorés et populistes et je trouve qu’ils sont très prompts à surtout se sauver eux-mêmes. Il n’y a plus un homme politique qui a les épaules pour assumer le fait que voilà on pourrait faire autrement. Je suis sidéré de voir que l’on n’est pas capable de prendre une seule décision en Europe à l’unanimité, mais que toutes les politiques européennes, grosso modo, ont été calquées sur la même. Et tout le monde s’est entendu, en un instant pour faire le même constat qu’il fallait appliquer cette politique-là. Moi, je trouve ça fascinant, vraiment. Alors que tous ces gens ont des intérêts très souvent divergents, voire opposés.

Voilà, tout le monde s’est entendu pour se faire Hara Kiri.

Avec le Covid, vous avez dû changer votre façon de travailler ?

C’est exactement la même, on vient de commencer la production de Manon de Massenet. Huit semaines de travail. J’ai même travaillé deux fois plus parce que comme j’avais un orchestre A et un orchestre B qui était censé remplacer le précédent au moindre cas. Un cas, tout le monde s’en va. J’ai travaillé quatre cœurs différents A, B, C, D. Donc quatre fois plus de travail. C’est aussi simple que ça. Et qu’on joue à 20 violons ou 10 violons ou trois violons, c’est la musique, c’est la difficulté. Et en même temps il faut que tout le monde arrive à le jouer correctement. Donc, ça change pas du tout l’utilisation du travail, c’est clair.

Sébastien Rouland, violoncelliste de formation

Tout ce que j’ai fait dans ma vie, ça s’est passé par hasard. Je n’ai jamais rien planifié. J’aimais jouer, je jouais du violoncelle. Il s’est trouvé que j’ai commencé relativement tard la musique. Je voulais faire du piano, il n’y avait plus de place dans la classe de piano. Je n’ai jamais rien planifié dans la vie et voilà. Il y a plus de place, il restait le violoncelle.

J’étais un assez bon violoncelliste, mais j’étais plafonné par des problèmes physiologiques et donc j’ai très vite senti que mes ambitions ne pourraient pas être assouvies en jouant de cet instrument. Et puis, je me suis mis à la direction comme ça, par curiosité. Puis j’ai fait des rencontres et ça s’est enclenché comme ça. J’ai un parcours très atypique. Je ne viens pas d’une famille de musiciens, je n’ai pas suivi la voie royale du Conservatoire de Paris. Je n’ai pas été avec les professeurs qu’il fallait avoir pour pouvoir. Tout ça c’est bien codifié. Tout ça c’est bien hiérarchisé.

Avec le violoncelle, c’était une relation amour/haine puisque j’étais dans la souffrance quand je travaillais. Et puis, j’étais aussi en souffrance…je n’étais pas bien armé pour subir. C’est dur, la compétition par les professeurs, difficile, exigeant, voilà, oui, on est souvent tourné en ridicule. Mais j’ai commencé tard et quand je suis arrivé à 11 ans et demi 12 ans en cinquième dans mon collège à Paris, je suis tombé sur des jeunes camarades à moi qui préparaient déjà le concours d’entrée pour le Conservatoire de Paris à 12 ans et tous fils de musiciens, tous issus de dynasties. Mais voilà, moi, je suis de la génération des Capuçon.

Je ne viens pas d’une famille de musiciens, je suis un électron libre

J’ai saisi ma chance quand j’ai eu la chance. J’en ai eu de la chance. Tout le monde en a. Mais il faut la saisir. Je l’ai saisie quand elle est arrivée. Puis après, j’ai suivi. J’ai suivi le courant.

Le travail ? Oui, c’est énormément de travail.

Mais il y a des gens qui travaillent comme des fous et qui n’y arrivent pas. Voilà, qui n’ont pas la chance de voir les opportunités ou qui n’ont pas les capacités. Il y a deux choses qui me fascinent dans cette profession. C’est que d’un côté, on nous dit qu’on ne sert à rien et de l’autre côté, il y a cette espèce de lieu commun qui dit “tout le monde peut être artiste, tout bon musicien. Tout le monde peut jouer du piano. La nouvelle star, tout le monde peut…”

Et voilà, moi, je n’aurai pas la prétention de dire que je pourrais être un grand scientifique ou un ingénieur de classe internationale.

Être musicien, faire de la musique, c’est une chose. Et en faire sa profession, c’est très difficile. Ce n’est pas donné à tout le monde. Le vrai scandale, c’est qu’une personne qui est faite pour ça, elle ne puisse pas avoir l’opportunité de pouvoir assouvir et se réaliser dans cette profession.

La musique, ça m’a sauvé

Je suis né dans la ZUP d’Argenteuil, dans un ghetto. J’étais, dans des écoles très difficiles, où c’était violence, intimidation.

En fait, j’ai commencé la musique comme quelqu’un d’autre. Avant, j’avais fait du judo. Et puis, grâce à la musique, en fait, j’ai eu la possibilité de m’extraire de ma condition parce que mes parents ont eu la possibilité de me faire inscrire dans un collège musique. Et donc, j’ai pu aller à Paris. Ça m’a sauvé. J’ai eu des horaires aménagés et ça m’a sauvé la vie parce que sinon, je ne sais pas ce que je serais devenu. J’étais le souffre-douleur. C’était très difficile. Ça m’étonne que les hommes politiques fassent mine de découvrir ce qui se passe dans les banlieues aujourd’hui. Enfin, c’était comme ça déjà il y a trente ans. Le communautarisme. Tout ça, ça s’est évidemment développé extrêmement, mais c’était déjà un terreau bien avancé il y a 30 ans, quand j’y étais.

Et je suis passé d’une exclusion à l’autre. Je ne cherche pas du tout à me poser en victime, mais j’ai été confronté à un monde que je ne connaissais pas et dans lequel je venais mettre un pied. Forcément, ça a été aussi difficile.

Mais bon, ça forge le caractère.

Et puis j’ai été passif aussi. J’ai refoulé, ça a été difficile. Moi, j’ai des souvenirs difficiles de l’école.

Moi, je suis le type un peu doué, un peu sensible, qui veut que tout le monde l’aime vraiment. Pour un lieu commun, pour un artiste. Non, ce n’est pas possible, mais je refuse de l’admettre. C’est à la fois mon moteur et mon émotion et mon drame, c’est d’une banalité. Je ne connais pas un artiste qui vous dira autre chose.

 

L’émotion, évidemment. Il y a deux types d’artistes. Il y a des artistes qui font semblant, que tous ceux qui sont flamboyants et ceux qui, à leur corps défendant bien souvent, montrent leur faiblesse. Parce que la faiblesse, la sensibilité c’est aussi une arme très puissante. Si on est pas sensible, on n’est pas un bon musicien. C’est valable dans tous les domaines de la vie. On est vraiment dans une société où il faut prétendre, il faut cacher.

Je ne suis pas décalé parce que les artistes ont toujours été comme ça dans toutes les époques

La société dans laquelle on va, c’est une société déculturée, désalphabétisée, désociabilisée.

Moi, je suis un ringard, mais je l’assume. L’Opéra, c’est ringard. Si être ringard, c’est aimer de la musique savante, intelligente, pour laquelle il faut avoir des codes pour en profiter… Je revendique être ringard.

Je n’ai pas de problème à le dire. Cependant, dire que c’est de la merde, c’est de la musique pour les élites et que personne ne peut la comprendre, ça, c’est la manipulation suprême. Moi, j’ai vu des gens de condition. Je vous dis, j’ai entendu mon premier opéra, j’avais 16 ans, une opérette d’Offenbach dans lequel mon frère jouait le violoniste Orphée aux enfers. Oui, c’était une opérette, d’ailleurs. J’avais 15 ans.

J’ai vu des gens de classe de banlieue amenés pour voir un spectacle au théâtre qui étaient fascinés, fous de joie. Ils n’avaient aucun code et ils en profitaient, ils étaient heureux. Ce n’est pas pour les élites, c’est ridicule. On est dans une société où on nous explique que l’Opéra, c’est pour les gens riches, la nomenklatura cultivée. Mais par contre, ça ne choque personne qu’on dépense 250 euros pour aller au Stade de France voir un match de foot ou 280 euros pour aller voir Shakira au même endroit.

Des places d’opéra, il y en a à 20 euros. En Allemagne, ça commence à  5 euros

Donc faut arrêter. Il y a une espèce de discours populiste de certaines élites qui nous ont expliqué que d’être cultivé, c’était ringard. Un discours qui fait populo, et qu’il fallait parler le langage du peuple, etc. C’est quoi le langage du peuple ? C’est le nivellement par le bas, c’est ça le principe ? Je pars du principe que toute personne a le droit à l’éducation, a le droit à la culture et a le droit, justement, à l’ascenseur social. Ça n’existe plus ou de moins en moins. Et ça, c’est ça qui me révolte. Ça, ça me révolte, ça, ça me met en colère.

Oui, je m’appelle, je m’appelle David, je m’appelle Ali, Mokhtar. J’habite dans une banlieue défavorisée, donc je suis d’origine immigrée. Donc forcément, la musique classique, c’est pas pour moi.  Moi, je suis juste bon à être ouvrier spécialisé. Qu’est-ce que c’est que cette façon de penser ? Et on met l’accent que sur ça.  Parce que, je connais plein de gens de banlieue qui ont fait, qui ont réussi leur vie, qui ont fait des études supérieures, qui sont extrêmement diplômés, qui ont créé des entreprises, etc. Pourquoi aller imaginer qu’il y a certaines choses qui sont pour les gens riches et cultivés ?

Et c’est typique. On maintient les gens dans leur indigence intellectuelle parce qu’on a décrété qu’ils ne pouvaient pas en sortir et que pour avoir la paix sociale, il fallait les divertir. Ça, c’est la mort de notre société, tout simplement.

Les émissions à la TV, The Voice ?

C’est vraiment la quintessence de la culture du moi. Monsieur tout le monde arrive, chante trois notes et c’est la voix du siècle avec un panel de gens du PAF qui sont autoproclamés spécialistes.

C’est ridicule, c’est totalement ridicule. Mais dans la musique classique, c’est un peu la même chose quand on voit les Victoires de la musique, où c’est toujours les mêmes qui ont les Prix. Voilà, c’est de l’entre-soi. C’est toujours pareil. Mais oui, c’est ce cette espèce. C’est le nouveau truc qui, s’est on dit à tout le monde. Tout le monde peut. Vous pouvez y arriver et devenir riche et célèbre. Pourquoi aller vous embêter à faire des études ou vous finirez au 3/8 chez Michelin ? Alors que vous pouvez être la star de la nouvelle Star, je ne sais pas quoi. La nouvelle star machin.

Du pain et des jeux…

Et les gamins, aujourd’hui, ils ne lisent pas, ils ne savent plus écrire, ils font du langage SMS, ne s’intéressent à rien. Et quand tu leur demandes, tu feras quoi plus tard ? Oh, je vais faire chanteuse…

Alors que chanter, là, je parle du chant classique, il n’y a rien de plus difficile. Cela demande une discipline. Mon épouse est chanteuse. Mais comment voulez-vous que les gens sachent puisqu’on leur explique que c’est à la portée de n’importe qui ? Et ça, ça, c’est vraiment criminel. Parce qu’on pourrait le dire, cependant, si tu veux être chanteur, ça, ça va être très difficile. Tu vas devoir travailler, tu vas avoir à apprendre des choses. Mais tu peux y arriver si tu as les capacités et la volonté. Ça, c’est un discours équilibré et réaliste.

Il faut aussi que les enseignants aient le courage d’admettre et de dire à certains de leurs élèves, quand ils sentent qu’ils n’y arriveront pas, de leur dire “écoute, ce n’est pas pour toi, y’a d’autres choses, mais ça tu auras beaucoup de mal à y arriver”. Après, c’est à chacun de décider pour soi-même, de dire les choses. Tu me dis je ne suis pas fait pour ça, mais moi, j’ai envie, je vais y aller.

Dans la musique, je trouve tout, tout ce qu’on trouve dans la vie, dans la vraie vie

J’y trouve une consolation. J’y trouve de la frustration, j’ai trop de la colère, j’y trouve de l’angoisse, j’y trouve de la fatigue et j’y trouve du bonheur. Je trouve tout ce qu’on trouve dans la vie. Voilà parce que c’est la vie. C’est tout simplement la vie. Parce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est au niveau où je travaille, c’est de ne pas perdre de vue que ça n’est pas qu’un travail, parce qu’il y a aussi tout un aspect technique.

Avec mon poste en Allemagne, j’ai 80% de paperasse et 20% de musique. Je passe ma vie à faire des réunions. J’en suis à ma neuvième lecture des règles d’hygiène de 70 pages à sortir cette saison en allemand en plus. Maintenant, c’est ça mon quotidien. Donc c’est difficile de me dire que je suis encore artiste. Il ne faut pas perdre de vue que c’est ce que je reproche aussi à beaucoup de gens de cette profession.

Il y en a plein qui ont oublié que c’étaient des artistes

Ils sont devenus des musiciens en général, des artistes en général. Ils rentrent dans une espèce de routine, ils oublient que ce métier d’abord une passion. Il y en a plein de musiciens dans mon orchestre, qui sont très contents de rester chez eux et toucher leur salaire sans aller travailler.

C’est surtout le côté…voilà on est des êtres humains aussi. Je les comprends. On va travailler, on a aussi une vie privée. On a des soucis, on a des problèmes de santé, on se sépare. Il faut quand même aller travailler, jouer et produire de l’art. C’est compliqué, mais quand on perd ça de vue, on devient un fonctionnaire. Mais je ne voudrais pas dire fonctionnaire parce que ça serait péjoratif pour les fonctionnaires. Je n’ai rien contre la fonction publique. Je veux dire, on devient des techniciens de notre art. Ça, ce n’est pas bon.

Notre travail de chef d’orchestre, c’est de réunir toutes les énergies…

La synergie est de prendre la quintessence de ce qu’on a en face de soi. Presque au corps défendant des gens qui jouent. Donc, on peut très bien faire des choses magnifiques, mais c’est surtout pour soi-même. On a eu la joie de le faire soi-même. C’est ça quand il n’y a plus la joie, on s’ennuie, on devient aigri, on n’a plus envie. Et puis, on n’a plus envie de travailler. Et puis, du coup, on reste au fond de sa chaise. C’est toutes les professions pareilles. Les gens disent « Artistes », c’est spécial, ce sont des gens spéciaux. Oui, ils sont aussi des gens normaux et les gens normaux, ils ont leurs petits soucis quotidiens.

Il y a des jours, ils n’ont pas envie d’y aller…

On est des survivants, mais c’est comme tout le monde, une personne malade qui a une maladie chronique, qui doit aller tous les jours travailler n’importe où. Cela demande un courage extraordinaire. De toute façon, la vie, ça demande du courage, même si c’est une banalité de dire ça. Mais les gens ont tendance à l’oublier et c’est pour ça aussi que je trouve qu’avec ce covid là, on entre facilement dans une espèce de survie qui est assez commode. Finalement, je survis, je me pose aucune question. Je reste chez moi, je regarde la télé et j’attends que ça passe. En plus, le gouvernement paye mon salaire. Chouette. Mais quand on va ressortir et que, le quoi qu’il-en-coûte va s’arrêter du jour au lendemain et que tout est cuit, des centaines de dizaines de milliers d’entreprises vont fermer et virer les gens sans aucune forme de procès. Là, ils vont se rendre compte que tout ça, c’était juste reculer avant de sauter et sauter dans le vide.

Pour le coup, c’est ce que je pense.

Sébastien Rouland a trouvé un havre de paix dans la campagne de Châteaubriant

Ici, pour cette maison, c’est pareil. On n’a jamais planifié. Olivia, ma femme, a vu une annonce sur Internet, une jolie maison. On n’a pas de famille ici. Mais je passe ma vie à voyager, donc ça ne pose aucun problème. En plus, cette maison est grande. Vous voyez, ça permet à la famille de se réunir.

En même temps, on a des petits voisins qui viennent de s’installer, qui sont adorables, donc on a de la chance. Voilà. C’est la nôtre quand on arrive à y venir, puis je pense à cette maison pour la retraite.

Je suis un grand fan de la musique française

Là, je viens diriger Manon de Massenet. Très beau. Sublime. J’aime Bizet. J’aime toute la musique française du 19ème, qui a beaucoup souffert de la concurrence de la musique allemande, mais qui est en train d’être redécouverte. La semaine dernière, j’ai enregistré un opéra-comique de Lecoq qui s’appelle La fille de madame Angot.

Tout le monde connaît, mais c’était le plus gros hit de l’Opéra-comique. Ça a été joué des centaines de fois, toutes nos grands-mères connaissent ça, etc. Et ça a disparu. Ça a été détruit par Wagner et l’école de Vienne, mais ça n’a jamais vraiment disparu. Il y a tout ce répertoire à redécouvrir. J’en fais beaucoup. J’ai fait l’année dernière, Le Postillon de Longjumeau à l’Opéra-Comique.

Et puis on a sorti un DVD, là, on a eu le Diapason d’Or en septembre. Et puis là, je vais sortir ce disque de La fille de madame Angot, en octobre et on va le jouer en concert au Théâtre des Champs-Élysées en juin 2021.

Le dialogue des Carmélites, c’est le rêve de ma vie. Je suis un très grand fan de Francis Poulenc. La première œuvre que j’ai digéré… D’ailleurs, j’ai digéré mais aussi dirigée, c’était du Poulenc. C’était Le bal masqué de Poulenc. C’est une œuvre pour baryton et neuf instruments. J’avais 19 ans. C’était le premier concert que j’ai fait.

On ne ferait pas diriger un truc que j’aime pas

Il y en a beaucoup, mais voilà, je déteste quand on devient un spécialiste de musique baroque ou un spécialise du répertoire français du 19e siècle. Je suis un spécialiste de rien et ça me va très bien comme ça. Maintenant, on colle des étiquettes à tout le monde. Et après, une fois qu’on en a une, on ne peut plus faire autrement. C’est insupportable. Il n’y a pas de raison que parce qu’on a fait un truc une fois bien, tout d’un coup, on ne peut rien faire d’autre. Heureusement, j’ai de la chance. Je fais des tas de choses. Mais vive l’Allemagne pour ça, parce qu’en France, on vous enferme. En Allemagne, il y a tellement plus d’opportunités.

En France, il y a 24 orchestres professionnels. En Allemagne, c’est quand même 360. Il y a 14 maisons d’opéra en France, dont sept n’ont pas de budget. C’est une espèce de coquille vide. Il y a 150 maisons d’opéra en Allemagne.

Chaque Allemand connaît et peut vous siffler les airs de La flûte enchantée. Même les gens des plus basses classes sociales. Nous, on savait faire ça aussi. On a tout perdu. On a tout perdu ou détruit.

Outre-Rhin, les possibilités de travail sont multipliées par 100

Moi, je travaille non-stop en Allemagne depuis 2002. Avant, j’étais en poste en Suisse. J’ai toujours travaillé à l’international, mais en France, il se passe très peu de choses. L’Opéra de Paris a la moitié de toutes les subventions. J’ai dirigé partout en France, dans toutes les maisons d’opéra. J’ai dirigé à Nantes. Mais voilà, à Nantes, ils doivent faire six productions par an. C’est pour Nantes, Angers, Rennes.

Sarrebruck fait 14 productions d’opéras par an, sept nouvelles productions, sept reprises. On a un ballet, une troupe de théâtre. On a un orchestre.

On a tout fait 560 levers de rideau par an

C’est une ville de 170.000 habitants. On a 38 millions d’euros de subventions. C’est plus d’argent que l’Opéra de Lyon, Nantes doit avoir 14.  Et il y a un orchestre de radio en plus de l’Orchestre du théâtre de Sarrebruck. Moi, j’ai 85 musiciens permanents lorsque la radio de Sarrebruck, c’est 200 musiciens dans une ville de 170.000 habitants.

C’est incroyable alors que la culture, c’est 3,5% du PIB en France.

Ici, à la campagne, on ne parle jamais de musique

 

L…, 5 ans, notre fille, s’amuse au Conservatoire à taper sur les bambous, mais on est du genre à penser que ce n’est pas un métier d’avenir. Elle fera ce qu’elle peut, mais on n’est pas là à la pousser dans ce qu’on est en train de faire parce qu’on sait à quel point c’est difficile.

Je vais tenir un discours de vérité à ma fille. Dire que ce n’est pas parce qu’elle a deux parents musiciens professionnels que forcément, c’est pour ça qu’elle est faite pour cela, ou qu’elle aura les ressorts psychologiques aussi. Lorsque je vois le niveau qu’il faut pour entrer dans un orchestre…En France, il y a tellement peu de place…

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’enfants qui rêvent, qui risquent d’être déçus.

Ici, loin des salles de concerts, j’adore bricoler. J’aime bien tondre la pelouse, m’occuper de mon jardin.

Avec ma femme, Olivia, on ne parle jamais de musique entre nous. C’est mieux pour la paix des ménages. Il y a assez de sujets traités pour la paix des ménages.

Des regrets ? C’est pas mon genre

Les gens qui passent leur vie à se retourner, à se lamenter sur ce qu’ils auraient pu faire et qui en oublient que le temps continue à défiler et que le temps qu’ils prennent à regarder ce qu’ils ont raté, ils ne le prennent pas réussir quelque chose. Eh oui, la vie, c’est la vie. Moi, c’est plutôt Carpe Diem. Ça m’a pris des années pour arrêter de me retourner et d’arrêter de me projeter.

Parce que ce qui est angoissant dans ma vie d’artiste, c’est qu’on est dans une situation précaire, entre guillemets. Même ceux qui ont de la chance, comme moi, qui travaillent…on ne sait jamais ce qu’on va faire dans 2 ans, dans 6 mois. Il y a des gens que ça angoisse totalement. Ils sont tout le temps à se projeter dans le moment où il n’y a plus de travail. Ça m’a pourri la vie. J’ai arrêté, ça ne sert à rien et j’y arrive assez bien maintenant.

Mais voilà, c’est évident et il faut être concentré sur l’instant.

Sébastien, le môme du Val d’Argenteuil, a pris sa revanche sur les années difficiles de l’adolescence. Il dirige les opéras de Verdi, Wagner, Bizet sur les plus grandes scènes mondiales, de Hambourg à Mexico, de Paris à Tokyo. À force de travail et d’envie, il réussit aujourd’hui à apporter une cohésion aux musiciens qu’il dirige. Il sait communiquer la musique qu’il aime. Par la patience et la persuasion, il montre que l’on peut diriger autrement.

Sébastien Rouland : On joue pour les murs dans une salle vide et d’autres portraits dans les Gens , une rubrique de Radio-Châteaubriant.

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