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« Les vraies richesses » de Jean Giono

Les vraies richesses de Jean Giono. Cette semaine, c’est au travers d’extraits d’un de ses textes les moins connus, que Kristine Maerel, du Théâtre Messidor, nous invite à découvrir l’homme de Manosque. L’auteur du Hussard sur le toit et Que ma joie demeure, publiait en 1936, ce récit, écrit à la première personne. Il s’interroge sur le mélange de l’homme et du monde.

Il faut repousser la table et sortir dans les champs. Le soleil est de nouveau chaud comme au gros de l’été, mais on sait que c’est parce qu’il est une heure de l’après midi et qu’à partir de quatre heures il fera frais. Il y a d’abord eu à travers tout ce pays que j’habite provisoirement un arrêt des eaux et un grand silence, et ça marquait la fin de l’été. Pour ceux d’ici qui en avaient l’habitude, cela voulait dire que les nuits étaient froides sur la montagne et la neige ne donnait plus d’eau mais elle se resserrait sur elle même. Les terres n’étaient plus traversées de bruit. Les aulnes ne bougeaient plus, ni les longues herbes qui sont au bord du torrent. Il restait à peine un peu d’eau silencieuse où l’on voyait les truites surprises par le grand jour et qui se cachaient la tête dans le sable pierreux. C’est le moment où le père de Césarine m’en a tellement apporté qu’on avait envie d’en profiter un peu autrement qu’en les mangeant – en les laissant crues sur la table par exemple, dans un grand plat de terre verte, comme des fruits ou des fleurs pour pouvoir regarder le rouge, le vert, le bleu et le brun qui se mélangeaient dans les écailles. Mais on savait que ça n’était pas possible.

Il a plu pendant quelques jours pour que l’automne soit bien installé,

et maintenant, le bruit des eaux s’entend encore avec son claquement de tambour dans les vallons comme un cortège qui s’est remis en marche. Le ciel est lavé et son bleu de lessive à des endroits est bleu dur, comme la pure pierre de bleu dans son petit sac ; à d’autres endroits il est blanc comme le drap, et puis, les diverses qualités de bleu, délayé dans l’eau et qui ici se repose, là s’allonge dans les mouvements de l’eau du lavoir en éteignant peu à peu sa couleur, et tout le ciel est comme ça avec une grande propreté populaire et une bonne tendresse.

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©centrejeangiono.com

Cet après midi, les odeurs sont extrêmement puissantes. C’est à cause de ces quelques gouttes de pluie. Il y a des odeurs de beurre et on ne sait pas d’où elles viennent, et une odeur d’héliotrope qui a l’air de venir du ciel. Les buis, les champignons, les feuilles mortes, la sève de bouleau, les vaches, la montagne tout a son odeur et toutes bien séparées les unes des autres elles arrivent pour se faire sentir. Pendant qu’on marche dans le pré, on a ainsi le monde autour de soi et on l’a dans la poitrine, à l’intérieur, mélangé à la vie et qui se mélange de plus en plus à mesure qu’on respire, (et ce n’est pas le même monde), l’un complète l’autre : on voit l’arbre et on respire l’arbre, et voilà que ça n’est pas pareil, les deux images ne se superposent pas – car aujourd’hui le poumon n’est plus seulement un organe de nourriture, mais il est un organe de connaissance. Et au fond, c’est la même chose, nourriture et connaissance et c’est ce que je me dis pendant que je marche dans le pré et que j’appelle de temps en temps : « Oh ! Jacques ! Oh ! Michel ! Oh ! Pascaline ! » Ceux qui  fauchent le regain ou celles qui gardent soigneusement de petits agneaux nés de la veille, pleins de sommeil et de frissons, pendant que je pense encore à ce pain de Mme Bertrand.

J’ai pris le chemin qui passe près du petit cimetière

des protestants et qui est bordé de buis énormes. Au bout du chemin, entre les murs de buis, je vois le ciel lessivé qui sèche au bon soleil d’après midi – et ça fera déteindre la couleur, et nous aurons demain un ciel tout gris et peut être de la bise – et sous le ciel, l’enclos où sont enterrés ceux qui ne se nourrissent plus (ou peut être se nourrissent-ils d’une plus grosse nourriture que ce que nous croyons, mais plus de la nôtre) alors je pense qu’il faudrait quand même être plus attentifs aux nourritures de ce monde-ci, ne pas les dédaigner pour les prochaines, pour celles qui nous sont seulement promises, alors que celles-là, on nous les donne dès maintenant. Et comprendre que ça n’est peut être pas une très grande politesse envers celui qui nous les donne – s’il y en a un – que de lui dire : « Non, merci, j’attends l’autre plat. Non, j’aime mieux me retenir, rester sur ma faim de vie, mais j’attends ce qui viendra après.» Évidemment. Et c’est là que le bon sens paysan nous sert. C’est là qu’il est bon d’être un peu lourdaud et moins flambant sur la question d’intelligence. Car, ce que nous dédaignons, c’est la nourriture de la vie et d’une vie qui est la joie, et si nous n’en mangeons pas, nous mourrons. Ça a été dit justement par celui que tant de gens s’imaginent d’aimer. Et qui n’était pas de leur côté, ah ! Non, bien sûr, mais du nôtre. Parce qu’enfin, on n’imagine pas que cet homme qui était véritablement quelqu’un ait pu se tromper. Et il ne s’est pas trompé puisqu’à nous, qui sommes de bonne volonté, soudain tout nous est donné. Par les plus petites fentes de la terre, les racines mêmes donnent odeur. Il n’y a pas un millimètre du monde qui ne soit savoureux.

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Il y a eu le pain de Mme Bertrand, sans ça, je ne serais pas ici à penser à toute cette nourriture qui est odeurs, formes, couleurs, musique, et le pain aussi, je ne serais pas là à marcher posément dans le pré, puis dans la terre labourée, puis dans l’éteule d’avoine, monter le coteau, le descendre, traverser le vallon, à marcher posément en regardant mes pieds pour ne pas être distrait par l’autour et l’au dessus de moi – mais tout imprégné de cet autour et de ce dessus – à marcher en regardant mes pieds, comme si j’avais perdu quelque chose et que je sois en train de le chercher.

Les vraies richesses de Jean Giono est le premier épisode du Podcast Ça fait du bien de Kristine Maerel à écouter sur Radio-Châteaubriant.

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